Après avoir étudié la musicologie et à la fois l’ethnologie, Bernard Lortat-Jacob se retrouve vite embauché pour des travaux d’ethnomusicologie au Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris, premiers pas dans l’ethnomusicologie avant l’entrée au CNRS pour l’étude du domaine français, ce qui explique probablement certains aspects de sa carrière future. Il est ensuite accueilli au Musée de l’Homme par Gilbert Rouget, la plus haute personnalité de l’ethnomusicologie française de l’époque, et se spécialise dans les musiques de la Méditerranée, commençant par l’étude des musiques et des fêtes du Haut-Atlas (Maroc berbère), puis passant à la Sardaigne qui restera toujours son terrain de prédilection, puis la Roumanie et l’Albanie. Travaux d’ethnographie patients et scrupuleux, très techniques, qui lui permettront par la suite de pouvoir réfléchir à des questions plus générales de l’ethnomusicologie et de l’anthropologie contemporaines. Enseignant à Nanterre, chercheur au CNRS, où il deviendra directeur de recherche, il prend plus tard la responsabilité du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme, lançant des recherches, coordonnant des publications, orientant les jeunes chercheurs.
On le connaît moins comme chercheur du domaine français et proche des associations du renouveau musical des régions. En 1982, le directeur de la musique au Ministère de la Culture, Maurice Fleuret, l’appelle comme chargé de mission pour la « Préparation et mise en œuvre d’une politique en faveur des musiques traditionnelles ». C’est à cette occasion qu’il a fondé, au ministère, le Bureau des musiques traditionnelles : c’était une grosse affaire après le bouillonnement folk des années 70, et le début de la grande mode française pour la world music. Débats très chauds dans le milieu, à la fois anthropologiques, culturels, et très politiques.
Une de ses actions que je voudrais signaler ici, parmi toutes celles qu’il a dirigées, parce que j’en ai bénéficié et parce qu’elle est symbolique de toute une pensée, c’est celle qui l’amènera à offrir des bourses de formation à l’ethnomusicologie savante à nombre de collecteurs de musique trad des régions de France, leur permettant de sortir des débats parfois circulaires des associations militantes et des cercles du folk pour s’affronter aux recherches universitaires. Mais aussi, pour apporter à ces recherches et à ce milieu des questionnements (et des trésors cachés) issus du terrain français, longtemps méconsidéré (le pétainisme obligé du folklore, et les stupidités sur les binious réacs d’un Bernard-Henri Lévy, ceux de « la France moisie » d’un Philippe Sollers). En un geste, Lortat enraye le mouvement d’un double gâchis et donne des outils à ceux qui en veulent. On ne pouvait pas mieux faire.
Ses actions dans ce sens vont se multiplier, et je citerai ici son invention, en 1983, d’un Festival du Film Ethnomusicologique, à la fois à Paris avec George Luneau (que, pas de hasard, on retrouve ici chaque année) et à Toulouse avec le Conservatoire Occitan des ATP (dont Guy Bertrand est le directeur musical, et dont deux collecteurs-chercheurs boursiers sont Xavier Vidal et moi-même). Pas de hasard : Peuples et Musiques au Cinéma est l’héritier de ce Festival du Film Ethnomusicologique (dont les deux incarnations, parisienne et toulousaine, ne dureront que deux ans). Et quand PMC se monte, il est bien entendu la première personnalité à laquelle nous nous adressons pour trouver de l’aide. Il nous aidera sans rechigner jusqu’à aujourd’hui (et nos demains) par ses conseils pour la programmation, ses participations aux conversations où il amène toujours ses grandes connaissances mais aussi ses doutes, ceux du savant libre de toute idéologie, ses nombreux contacts, son soutien financier (celui de la Société Française d’Ethnomusicologie, dont il est le fondateur et dont il fut le président pendant de nombreuses années). Par notre entremise, il intervint souvent à Music’Halle pour des sessions de réflexion auxquelles, hélas, les professeurs et les élèves des Écoles de Musique touchant la world music et le jazz ne sont souvent pas habitués (hélas pour la musique, et pour le pays !). Et il nous fit la surprise, une fois retraité, de se transformer en auteur-compositeur-interprète de chanson française, nous offrant à trois reprises des petits concerts à la Cave-Po ou au Fil à Plomb, théâtre d’Arnaud -Bernard.
Retenu par des obligations impérieuses, lui qui vient à PMC tous les ans, ne pourra pas venir cette année, pour l’hommage que nous essayons de lui faire. En annulant la conférence prévue et ses interventions ici ou là, mais en programmant tous ses films, en mettant tous ses livres non-épuisés à l’honneur à la librairie, en parlant de lui et de son travail dans nos commentaires des séances nous ne pourrons remplacer sa présence, toujours amicale et toujours prompte à nous pousser à la réflexion pointue sur tous les sujets, battant en brèche les clichés journalistiques ou universitaires. Ce sera pour l’an prochain !
En attendant, nous vous recommandons tous ses films (il n’en a pas fait assez, à mon sens) qui passent sur les trois jours. Et surtout ne manquez pas Musica Sarda ! Toutes les musiques des peuples du monde, par définition anthropologiquement authentiques, sont admirables (ce qui n’est pas le cas de toutes les créations en world music) : et il en est certaines qui, si elles ne vous transportent pas très loin, vous amènent plus vite à vous interroger sur la pratique de la musique en France, sur la vie culturelle en France, justement parce que, proches de nous, leurs différences dérangent en profondeur ce que nous connaissons bien. C’est le cas de la musique sarde, et je postule que c’est en partie pour cela que Bernard s’y est autant attaché.
Vous trouverez ses disques et livres à notre stand librairie (et, en dehors de PMC, à la librairie Ombres Blanches), ainsi que celui de sa compagne Maria Manca sur la poésie chantée de Sardaigne.
Pour une biographie et bibliographie très précises, voir les nombreux articles sur internet et son blog : https://www.lortajablog.fr/ (Claude Sicre)